Religion et vitamines
Pourquoi les religions marchent-elles si bien ?
Parce que les propositions qu'elles énoncent sont justement retenues sur le critère de leur propagation (voir là-dessus le remarquable ouvrage de Pascal Boyer, "Et l'homme créa les dieux- Comment expliquer la religion", Robert Laffont 2001).
Mais pourquoi se laisser contaminer par une religion, à savoir d'où vient le charme qu'exerce sur nous la religion ?
Une doctrine religieuse, c'est avant tout une histoire qui est racontée.
Les évangiles, l'ancien testament, les vies des Saints, les mythes des religions antiques, les Koans zen... Pas une religion qui n'adore raconter des histoires.
Beaucoup de religions cultivent même l'histoire ultime, c'est à dire l'histoire qui achèverait toutes les histoires, comme l'attente messianique dans le judaïsme. Les chrétiens n'aiment pas envisager le nouveau testament comme un super mythe qui aurait supplanté les précédents, mais pourtant qu'est-ce qu'un mythe, si ce n'est une histoire fondatrice prise pour réelle.
 
Quelle est la différence entre une messe et une pièce de théâtre ?
C'est qu'à la fin de la messe, les gens se lèvent et continuent de croire en l'histoire après la représentation, alors qu'au théâtre, on cesse de jouer le jeu de la croyance quand le rideau tombe.
Le rite est une représentation d'histoire prise pour vraie, dans laquelle on essaie d'agir sur le monde des Dieux.
Et le principe d'une trame narrative, c'est de reposer sur un charme captivant, une force d'entraînement souterraine.
Pourquoi aimons-nous les romans, les films, les pièces de théâtre ?
Parce que nous aimons nous laisser emporter par leurs histoires.
La force d'une histoire réside dans sa capacité à nous saisir et à nous conduire, à mettre l'individu comme dans un état de suggestion.
La capacité d'une histoire à saisir et à conduire, à captiver dans sa trame narrative, en fait une forme d'intelligence collective.
C'est ce qui fait la différence entre un cours de chimie et une pièce de théâtre.
Dans le cours de chimie, le langage est commun mais l'effort d'intelligence, l'initiative, restent individuels.
Dans la pièce de théâtre, quelque chose est pris en charge chez l'individu, dont il n'est pas responsable : il est emmené inconsciemment.
C'est pourquoi la propagation des concepts de la chimie moléculaire sera toujours moins aisée que la contamination par les idées religieuses, et que le penchant pour les romans sera toujours plus répandu que celui pour les ouvrages de mathématique pure.
La religion repose toujours sur le principe d'une histoire collective.
 
C'est peut-être à cause de ce fondement dans une intelligence collective que le pouvoir religieux tend dans l'histoire à se différencier du pouvoir politique : le goupillon et le sceptre ont besoin de se donner la main, c'est vrai, mais le chef de la tribu n'est jamais la même personne que le sorcier.
On se représente facilement le pouvoir politique comme une grosse machine dont les mécanismes impersonnels dépasseraient l'individu, sans voir que le pouvoir politique nécessite toujours de prendre des décisions particulières, qui sont le fait de choix individuels : prendre telle mesure plutôt que telle autre, la prendre sous telle forme plutôt que sous une autre, à telle date plutôt qu'à telle autre etc.
Pas de pouvoir politique sans particularisme des décisions, alors que le pouvoir religieux, lui, repose avant tout sur un principe collectif !.
 
Celui qui fait le choix de la carrière politique est animé par le désir de peser de son individualité sur la machine de l'histoire.
Le choix de la religion relève du saisissement de la personne dans une trame qui est au-dessus de l'individualité : ces deux mouvements ne peuvent se confondre.
Les tentatives intégristes actuelles, en plus d'être liberticides, reposent sur une incompatibilité de nature.
Le goupillon et le sceptre ont besoin l'un de l'autre, mais les deux pouvoirs se regardent mutuellement avec méfiance, craignant chacun d'être réduit ou contraint par l'autre.
 
Le pouvoir religieux existe socialement en tant que tel, selon une modalité collective différente de l'exercice individualisé du pouvoir politique.
Nous le regrettons, et aimerions une religion toute intérieure, ne cherchant rien au dehors, mais ce n'est pas le cas par nature.
La laîcité à la française est une division des territoires satisfaisante qui permet d'empêcher le pouvoir religieux d'empiéter sur le pouvoir politique, sans pour autant le contraindre à disparaître.